La liseuse, Robert James Gordon (1877)

Ce site est le journal de mes découvertes au pays des merveilles des arts et des lettres.

Il est dédié à la mémoire de mon père, Pierre-Henri Carteron, régisseur de l'atelier photographique du Centre Georges Pompidou où il a travaillé de 1977 à 2001.

Un cancer de la gorge lui a ôté la voix. Les mots sont restés coincés en travers.

A ma mère qui m'a nourrie du lait de ses rêves.

"Ecrire, c'est rejoindre en silence cet amour qui manque à tout amour" (La part manquante, Christian Bobin).

samedi 3 août 2013

Au-delà de cette limite votre ticket n'est plus valable, Romain Gary

"La vraie maison de l’amour est toujours une cachette".

Dans ce roman, dont le titre fait référence aux pancartes situées à la sortie du métro parisien, Romain Gary s'attaque à un sujet encore peu abordé à l'époque de sa publication (1975) : l’impuissance masculine.

Jacques Rainier, industriel en difficulté (59 ans), et Laura (22 ans) forment un couple heureux malgré leur différence d'âge. Jacques aime la personnalité, la tendresse et la beauté de sa fiancée Brésilienne : ses yeux bruns, ses sourcils épais, sa bouche ("le dessin des lèvres a une douceur, une vulnérabilité qui me fait toujours hésiter entre le baiser et le regard"), ses cheveux ramenés en chignon au-dessus d’un cou gracieux (une fois libérés, ils transforment son visage qui "passe de la tranquillité au tumulte"), la minceur de sa taille et la plénitude de ses hanches. Elle est très sensuelle tandis qu’il se trouve désespérément banal : "J’ai un visage plat et couturé, des cheveux blonds coupés en brosse qui grisonnent fort et des mâchoires solides : j’ai un squelette bien foutu. Je porte des vêtements vieux de vingt ans que j’entretiens avec un soin jaloux : j’ai horreur de changer". La paix du couple est menacée lorsque Jacques, détruit par les confidences d'un ami obsédé par la peur du déclin sexuel, est à son tour "défaillant". Peu à peu terrassé par "l'angoisse vespérale" (crises de paniques qui se manifestent à la tombée de la nuit), il doit se ménager avant de se consacrer au plaisir de sa compagne (elle-même envahie par la "crainte de ne pas être assez excitante") : "le plus difficile était de m’oublier. Mon imagination appelait l’épreuve parce qu’elle la redoutait. Je cherchais à me surpasser par anxiété, pour me prouver que tout était encore possible, et je ne pouvais m’étendre auprès de Laura sans me sentir "obligé" et sans me mettre aussitôt à solliciter mon éveil". Il décide alors d'avoir recours aux "vagabondages imaginatifs" pour réveiller sa libido et conçoit un scénario dans lequel Ruiz l’Andalou, bel homme aux yeux orientaux et aux joues creusées (un cambrioleur qui l’a un jour réellement menacé d’un couteau sous la gorge) prend sauvagement Laura. Un jour, il rencontre des immigrés au quartier de la Goutte d’Or. Ceux-ci lui proposent de faire l’amour à sa petite amie pendant qu’il regarde la scène. Écœuré par de telles obscénités et hanté par la phobie de perdre l’usage total de ses sens, il envisage d'engager un tueur qui le liquiderait : "J’allais enfin être débarrassé de l’étranger qui avait pris ma place. Je ne sentais plus mon corps autour de moi comme un rôdeur ". A cet effet, il contacte Lili Marlène, ancienne amie résistante et tenancière de bordel, qui connaît des voyous susceptibles d'accepter la proposition contre une bonne somme d'argent. Elle fait mine de lui envoyer un tueur et prévient immédiatement Laura des intentions suicidaires de Jacques. Les deux amants finiront par s'expliquer avant de s'endormir tous les deux enlacés. Ils ne se quitteront jamais. Le livre se clôt avec Jacques qui termine l'écriture de la présente histoire d'amour dont il place les pages dans un coffre-fort à l’attention de son fils âgé de 30 ans. Celui-ci pourra enfin « se débarrasser de cette image du père toujours vainqueur » dont il l’a accablé dès l’enfance.

Ce roman dont le héros se sent douloureusement diminué m'a vraiment beaucoup plu. Comme dans L’Ecume des jours (Boris Vian), il s’agit là d’une grande histoire d’amour aux situations grotesques qui permettent à Romain Gary de véhiculer, dans une prose très moderne, ses propres messages à la fois crus et amers. Il se moque de l’univers des braqueurs, critique le racisme des français vis à vis des immigrés, met en scène le chantage amoureux (fausses lettres de rupture de Laura, tentative de suicide ratée de Jacques, lutte du couple pour briser le lien amoureux sans y parvenir) et nous livre généreusement ses propres angoisses face aux sentiments qui se délitent, au corps vieillissant, à la perte de vigueur et à la mort. Ce roman s'adresse non seulement aux hommes mais également à toutes les femmes, en particulier celles qui ont perdu leur appétit sexuel et celles qui découvriront des détails, peut-être jusqu'ici inconnus, sur la vie intime masculine. Elles seront sans nulle doute séduites par le féminisme d’avant-garde de Romain Gary qui prend la parole grâce à son anti-héros : « Dès qu’un homme se met à me parler « femmes », au pluriel, sur un ton de complicité masculine entre connaisseurs de viande sur pied, je ressens à son égard une montée de haine presque raciste. Et j’ai toujours eu horreur de ces racolages confidentiels qui impliquent la fréquentation des mêmes bas-fonds psychologiques ».

On peut considérer Romain Gary comme le dernier grand auteur de la lignée des romantiques. Sa littérature est vivante et nous questionne encore aujourd’hui sur la qualité de nos propres rapports amoureux. Sommes-nous capables, sans se raconter de mensonges, d’aimer l’autre en acceptant la complexité de son être ? Quant à vous, lecteurs, votre ticket de voyage à destination de votre aimé(e) sera-t-il encore valable au-delà de ce que vous considérez comme vos propres limites ? Beaucoup, lassés par l’ampleur d’un tel périple, l’auront déjà jeté par terre. Certains essaieront de recoller les morceaux. Quelques-uns réussiront tout de même à conserver leur moitié.


Le 2 décembre 1980, l'écrivain se glisse un revolver de calibre 38 dans la bouche et se donne la mort. Dans un entretien avec la journaliste Caroline Monney en 1978, il dit au sujet de la vieillesse : "J'ai fait un pacte avec ce monsieur là-haut, vous connaissez? J'ai fait un pacte avec lui aux termes duquel je ne vieillirai jamais"

***** Les déclarations d’amour à Laura *****

Voici quelques phrases qui feront probablement frémir les lectrices (comment ne pas rêver que de tels mots soient un jour écrits pour nous ?) :

- "Je ne me souvenais même plus de mes autres amours, peut-être parce que le bonheur est toujours un crime passionnel : il supprime tous les précédents".

- "Jamais mes bras ne se sentent plus forts que lorsqu’ils crèvent de tendresse autour de tes épaules".

- "Il n’y avait plus de clichés, de banalité, d’usure : tout était pour la première fois. Tout le linge sale des mots d’amour que l’on a si peur de toucher, parce qu’il est couvert de taches suspectes que les mensonges y ont laissées, renouait ses liens avec le premier balbutiement, le premier aveu, le regard des mères et des chiens : les poèmes d’amour étaient là bien avant l’œuvre des poètes. Il me semblait qu’avant notre rencontre ma vie ne fut qu’une suite d’esquisses, brouillons de femmes, brouillons de vie, brouillons de toi, Laura".

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