La liseuse, Robert James Gordon (1877)

Ce site est le journal de mes découvertes au pays des merveilles des arts et des lettres.

Il est dédié à la mémoire de mon père, Pierre-Henri Carteron, régisseur de l'atelier photographique du Centre Georges Pompidou où il a travaillé de 1977 à 2001.

Un cancer de la gorge lui a ôté la voix. Les mots sont restés coincés en travers.

A ma mère qui m'a nourrie du lait de ses rêves.

"Ecrire, c'est rejoindre en silence cet amour qui manque à tout amour" (La part manquante, Christian Bobin).

jeudi 12 septembre 2013

Joseph, Séraphine et moi

A nos tocs familiaux : maman se gratte les bras tandis que je torture mes boutons.

Quand je suis née, mes yeux étaient révulsés vers le haut de telle sorte que la pupille était presque invisible sous la paupière. Ma mère en fut terrorisée. Etait-ce une malédiction familiale ? En 1942, son père, Joseph, avait ce même regard tourné vers un ciel sans dieu lorsqu'il fut de retour de la guerre pendant laquelle les allemands l'avaient torturé jusqu'à la folie avant de l'enterrer vivant. Les horreurs subies l'avaient anéanti et transformé en un homme muet couvert de cheveux blancs. Sa femme, Jeanne, prit soin de lui jusqu'à ce qu'elle décède. En 1947, il fut interné pour le restant de ses jours dans un asile psychiatrique lyonnais où il s'occupait curieusement du jardinage, comme si la terre - dont il cherchait pourtant à se débarrasser en grattant continuellement ses bras qu'il imaginait souillés - était innocente de l'avoir retenu prisonnier. Il semblait trouver du réconfort parmi la contemplation minutieuse de la nature qu'il peignait depuis un chevalet installé devant sa fenêtre. A chaque visite, nous avions plaisir à lui apporter du matériel neuf pour composer ses tableaux (toiles, gouaches, pinceaux, vernis).

Lorsque j'ai vu le film Séraphine*(1), j'ai été bouleversée par la scène où Monsieur Uhde vient saluer la femme artiste à l'asile de Clermont-de-l'Oise car il lui offre le luxe d'une chambre avec vue sur jardin afin d'atténuer ses souffrances. J'ai alors immédiatement pensé à Joseph, sa formation de peintre aux Beaux-Arts de Lyon, son métier de dessinateur sur soie*(2), son amour des paysages ainsi qu'à la sensation de plénitude que je ressens également face au monde végétal (j'aime particulièrement lire adossée à l'écorce d'un arbre). Joseph m'a-t-il cédé ses yeux en héritage pour continuer de visionner toutes ces merveilles de la nature ? A-t-il secrètement ouvert les portes de ma perception?*(3).


Mon grand-père, Joseph Givord, de retour de la guerre en 1942.
Déclaré malade le 20 février 1943, il a été interné à l'asile du Vinatier 
à Lyon le 13 janvier 1947.



L'oeuvre de Séraphine est rattachée à l'art naïf. Ses motifs décoratifs répétés, 
ses tableaux gorgés de lumière et de couleurs, sont parfois interprétés 
comme le reflet de son état psychique ("extase").

***** Notes *****

*(1) : Séraphine Louis est une artiste peintre française (1864-1942). A dix-huit ans, elle travaille chez les soeurs de Saint-Joseph-de-Cluny à Senlis : elle y restera pendant vingt ans. En 1906, elle devient femme de ménage. En 1912, elle s'occupe de l'entretien de la maison de Wilhelm Uhde, collectionneur et marchand d'art allemand (premier acheteur de Picasso et découvreur du douanier Rousseau). Il l'encourage à perfectionner son art et la soutiendra jusqu'au bout. En 1932, elle est internée à l'asile psychiatrique de Clermont-de-l'Oise où elle refuse de peindre. Elle souffre d'un fond de débilité mentale, de délires de persécution et d'hallucinations.

*(2) : Joseph préparait les cartons qui passaient dans les machines à tisser des canuts (les ouvriers tisserands de la soie se trouvaient principalement dans le quartier de la Croix-Rousse à Lyon au 19ème siècle).

*(3) : Référence à un poème de William Blake dans Le Mariage du Ciel et de l'Enfer :

"Si les portes de la perception s'ouvraient, tout apparaîtrait tel qu'il est : infini. 
Car l'homme s'est enfermé lui-même et voit toutes choses à travers les étroites fissures de sa caverne".

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