La liseuse, Robert James Gordon (1877)

Ce site est le journal de mes découvertes au pays des merveilles des arts et des lettres.

Il est dédié à la mémoire de mon père, Pierre-Henri Carteron, régisseur de l'atelier photographique du Centre Georges Pompidou où il a travaillé de 1977 à 2001.

Un cancer de la gorge lui a ôté la voix. Les mots sont restés coincés en travers.

A ma mère qui m'a nourrie du lait de ses rêves.

"Ecrire, c'est rejoindre en silence cet amour qui manque à tout amour" (La part manquante, Christian Bobin).

mercredi 2 octobre 2013

Le diable au corps, Raymond Radiguet


Beau livre publié en 1958 avec une lithographie de Valentine Hugo en frontispice
(Editions André Sauret)


Le roman de Raymond Radiguet se tient bien droit parmi les ouvrages de seconde main alignés en rang serré dans la malle d’un vide-grenier sur le Cours Julien à Marseille. Il n’a pas honte de sa couverture surannée ni de ses feuilles jaunies. Alors que je m’approche de lui pour évaluer la qualité de son style, il m’invite à franchir, à travers ses pages, la porte de la chambre des amants. Il me fait la promesse de partager le secret intime de leurs corps qui se désirent et se consument sous le feu de la passion.

Dans Le Diable au corps, un jeune-homme de quinze ans (sans nom), étudiant au lycée Henri IV à Paris, fréquente en cachette Marthe Lacombe, une peintre âgée de dix-huit ans. Celle-ci est fiancée à Jacques, un soldat parti combattre au front pendant la seconde guerre mondiale. Les amants sont heureux jusqu’à ce que le héros maudisse son âge : « Il m’empêchait de m’appartenir », ait le sentiment de n’être qu’un passe-temps ou « un caprice dont elle pourrait se détacher du jour au lendemain », connaisse la jalousie et le remords : « J’en voulais à Marthe, parce que je comprenais, à son visage reconnaissant, tout ce que valent les liens de la chair. Je maudissais l’homme qui avait avant moi éveillé son corps (…) Je ne hais pas Jacques. Je hais la certitude de tout devoir à cet homme que nous trompons. Mais j’aime trop Marthe pour trouver notre bonheur criminel ".

Les familles des deux protagonistes gardent le secret de leur liaison afin d’éviter tout scandale car Marthe, en plus d’être une femme adultère, pourrait être accusée de détournement de mineur. Puisqu’ils ne doivent pas s’exposer aux regards des voisins, ils cherchent un hôtel où se réfugier : « J’aime mieux, murmura-t-elle, être malheureuse avec toi qu’heureuse avec lui. Voilà de ces mots d’amour qui ne veulent rien dire, et que l’on a honte de rapporter, mais qui prononcés par la bouche aimée, vous enivrent (…). Ces mots contenaient-ils un reproche inconscient ? Sans doute, Marthe, parce qu’elle m’aimait ; connut-elle avec moi des heures dont, avec Jacques, elle n’avait pas idée, mais ces moments heureux me donnaient-ils le droit d’être cruel ? ». Le héros, qui ne s’imagine pas vivre sans la femme qu’il aime, est paniqué à l’idée d’une future séparation : « Je n’avais pas le pied marin pour la souffrance. Du reste, je ne crois pouvoir comparer mieux qu’au mal de mer ces vertiges du cœur et de l’âme. La vie sans Marthe, c’était une longue traversée ».

A partir de la quête d'un lieu sûr où le couple pourrait s'aimer, le lecteur ne cesse d’être emporté dans un tourbillon de drames. Marthe, enceinte de son amant, accouche d’un petit garçon à qui elle donne le prénom - toujours inconnu - du héros. Elle contracte ensuite une mystérieuse maladie. Jacques, alerté de la mauvaise santé de sa femme, revient du front peu de temps avant qu'elle ne meure. Après avoir fait une syncope à l'annonce de la terrible nouvelle, le héros se console en voyant Jacques, ce veuf si digne, adopter tout naturellement l'enfant dont il ne peut douter d’être le père naturel : "Ma femme est morte en l'appelant. Pauvre Petit! N'est-ce pas ma seule raison de vivre". Les derniers mots reviennent au héros qui s'est toujours senti coupable d'arracher Marthe à un destin paisible : "Ne venais-je pas d'apprendre que Marthe était morte en m'appelant, et que mon fils aurait une existence raisonnable ?". 

Ce roman, paru en 1923, est très émouvant et admirablement bien écrit. Le lecteur attentif pourra d'ailleurs noter de nombreuses occurrences du subjonctif imparfait, temps peu usité, de surcroit chez un auteur aussi jeune que Raymond Radiguet qui n’a pas dix-huit ans (il est emporté à vingt ans d'une fièvre typhoïde). Son grand ami, Jean Cocteau, affirme qu'il partage avec Arthur Rimbaud : « le terrible privilège d’être un phénomène des lettres françaises ». En effet, la publication du Diable au corps provoque un grand scandale car la guerre apparaît comme la condition même du bonheur des amants et porte atteinte au respect sacré dû au soldat.

Pour lire le texte intégral :
http://catalog.lambertvillelibrary.org/texts/French/radiguet/diable/french/diable.htm


Raymond Radiguet peint par Amedeo Modigliani (1915)



Raymond Radiguet dessiné par Pablo Picasso (17 décembre 1920)



Raymond Radiguet dessiné par Valentine Hugo (1921)
Valentine reçoit ses amis dans son appartement 
de la rue de Montpensier : Marcel Proust, André Gide, Paul Morand, 
Pablo Picasso, Jean Cocteau, Erik Satie, Maurice Ravel, Serge Diaghilev



Valentine et Jean Hugo (arrière petit-fils de Victor Hugo), tous deux peintres,
entourent leur ami, Raymond Radiguet, dans un décor de paquebot au Magic-City (1921)



Durant l'été 1921, Jean Cocteau enferme Raymond Radiguet dans sa chambre de l'hôtel 
Chanteclec à Piquey, sur le bassin d'Arcachon, pour obtenir de lui qu'il termine 
Le Diable au corps : "Je voulais le détourner de sa vocation de mort" 



Raymond Radiguet endormi dessiné par Jean Cocteau (1922)



Le Diable au corps illustré par Paul-Emile Bécat en 1957
(éditions Georges Guillot, 39 rue de Paradis à Paris)

Paul-Emile Bécat (1885-1960) est peintre, graveur et dessinateur. 
Il est titulaire d'un premier second grand prix de Rome en 1920. 
Il est mieux connu aujourd'hui comme illustrateur de livres érotiques.



Préface de Jean Cocteau



Pendant que Marthe reste un mois à Granville avec Jacques, le héros 
succombe au charme de Svéa, une amie de celle-ci : "Elle tira de son sac
une photographie de sa soeur jumelle, envoyée 
de Suède la veille : à cheval, toute nue, avec sur la tête
un chapeau haut de forme de leur grand-père"

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