La liseuse, Robert James Gordon (1877)

Ce site est le journal de mes découvertes au pays des merveilles des arts et des lettres.

Il est dédié à la mémoire de mon père, Pierre-Henri Carteron, régisseur de l'atelier photographique du Centre Georges Pompidou où il a travaillé de 1977 à 2001.

Un cancer de la gorge lui a ôté la voix. Les mots sont restés coincés en travers.

A ma mère qui m'a nourrie du lait de ses rêves.

"Ecrire, c'est rejoindre en silence cet amour qui manque à tout amour" (La part manquante, Christian Bobin).

dimanche 6 octobre 2013

Les 10 ans du prix marseillais du polar

Photo parue le 29 septembre 2013 dans le journal La Provence

Le samedi 28 septembre 2013, l'association Cours Julien*1 à Marseille a présenté les oeuvres de dix écrivains au cours d'un grand procès public en plein air. Gilles Del Pappas*2 (célèbre auteur de polars, directeur artistique du projet et président du tribunal éphémère) a accueilli les curieux pour "Le procès du siècle" : dix avocats du barreau de Marseille ont plaidé pour défendre les dix auteurs participants. Marie Neuser a été reconnue coupable d'avoir produit le meilleur polar avec Un petit jouet mécanique. Elle a fait remarquer que "parmi ces êtres patibulaires, sentant la testostérone, elle repésentait une petite goutte de sensibilité dans un monde de brutes". Maitre Stéphanie Spiteri a remporté le prix de l'Eloquence pour avoir défendu Serge Scotto avec Au temps pour moi.


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Un léger bruit dans le moteur
Jean-Luc Luciani

"Je n'écris pas pour la jeunesse mais pour les adultes de demain"
Jean-Luc Luciani

Parmi les dix livres sélectionnés*3 pour le 10ème prix marseillais du polar*4, j’ai choisi de monter à bord d’un court roman noir, découpé en quinze chapitres, et de traverser en trombe, le temps d’une nuit blanche pleine de bruit et de fureur, les confessions monstrueuses d’un gamin de dix ans dont la voix distanciée est brisée par Un léger bruit dans le moteur. Je vous conseille vivement d’emprunter à votre tour la route tracée par Jean-Luc Luciani*5 (auteur spécialisé dans la littérature "jeunesse") si vous souhaitez rouler à contre-courant des codes du polar. En effet, vous ne trouverez ici aucune des recettes ni ingrédients récurrents qui permettent de faire monter la sauce hémoglobine. Oubliez l’inspecteur à gueule abîmée, l’enquête aux multiples rebondissements, la faune des prostituées, les scènes de sexe et les propos salaces, les dialogues maffieux, les crimes aux détails sanglants, …

Le héros de ce roman, publié chez l’Ecailler*6, est un enfant peu bavard mais les premières phrases qu’il prononce sont terrifiantes et plongent d’emblée le lecteur au cœur d’une intrigue complexe. L’auteur a réalisé un vrai travail d’épure afin que l’écriture colle exactement au langage d’un enfant qui conjugue ses verbes au présent et utilise des mots simples dont il connait la signification : "Je suis un enfant qui tue les gens. J’ai tué ma mère à la naissance, ensuite mon père a pris une nouvelle femme, le temps a passé et maintenant nous habitons un endroit où personne ne s’arrête, sauf si l’on tombe en panne. Autant dire que nous vivons entre nous. Il y a mon père que je n’aime pas et ma nouvelle mère que je déteste. Il y avait aussi mon demi-frère, mais celui-là je l’ai déjà tué. Un accident de balançoire. C’est ce qu’ils pensent tous …"

Ce petit bonhomme, qu’aucun lecteur ne pourra totalement rejeter, observe des rituels qui sont comme autant de repères pour se rassurer quant à la possibilité d'un avenir au-delà des murs de l’enceinte du village. Tel un prisonnier, il coche un jour de plus sur le vieux calendrier punaisé au mur de sa chambre, apprend des mots difficiles dans son "livre du monde du dehors" et observe les acteurs du petit théâtre des cruautés : pédophiles, désaxés, assoifés d'argent, faux chrétiens qui vont à la messe en masse (le curé est tout juste capable de mettre une cassette remplie de sermons enregistrés). Il n’est pas dupe du jeu pervers des adultes et joue même terriblement bien la comédie. Après chaque meurtre, il jette de l’eau dans ses yeux, sanglote, feint d’être le témoin innocent et paniqué d'accidents dont il est l'auteur. Coupable d’avoir "tué" sa mère, morte en couches, et de lui survivre, il se réfère à la période bénie où ses parents l’aimaient et où les membres du village étaient heureux : "C’était le bon vieux temps de jadis où les gens du village s’aimaient encore et se parlaient le soir au coin du feu. Du bon vieux temps de jadis où les pensions et les cassettes n’avaient pas encore changé la vie des gens de mon village à moi".

Le garçon procède à un jeu de massacre et élimine une à une ses victimes afin d’être enfin "tranquille". Il assassine notamment son frère, fracasse le crâne de son institutrice et noie Monsieur Grandriale (le père de son amie Laurie) dans la vase des marécages alentours car "il visitait sa fille la nuit" (Laurie vient s'installer chez le héros). Les villageois décident ensemble de passer sous silence cette disparition, dont personne n'imagine que le garçon soit à l'origine, car ils souhaitent se partager l'argent de la pension : "Si tous les gens se taisent pour la mort de Gandriale, sa pension continuera d’arriver et elle pourra être partagée entre tout le monde". L'auteur choisit de ne donner aucune explication quant à cette pension versée par le gouvernement aux paysans "à cause des choses qu’ils ont faites avant et puis de ce qui est arrivé après". Il prive également le lecteur de tout repère temporel et le capture ainsi dans le présent de son récit exactement comme le rêveur se retrouve piégé par la réalité de son cauchemar. 

Tout à coup, dans le village où "personne ne s’arrête à moins de tomber en panne", deux coups de klaxon déchirent la nuit et un automobiliste étranger fait irruption : "La vitre baissée et me regarde sans vraiment comprendre que je suis plein du sang des autres (…) Y a-t-il un garagiste dans ce foutu bled ? J’ai comme un léger bruit dans le moteur et je n’aimerais pas tomber en panne sous ce déluge". C’est à ce moment précis que la pluie, tel un élément vivant du décor, se déchaîne. Les gouttes sonnent sur l'asphalte comme un roulement de tambour qui annonce à la fois la fermeture du rideau final sur la scène des crimes et le début d'une nouvelle vie pour Laurie et le héros. Seuls rescapés parmi les damnés, ils traversent ensemble le village, passent les champs et franchissent "la colline haute qui fait comme une barrière entre notre village et la vraie vie qui est ailleurs".

Afin de préserver le suspense contenu dans ce roman d'une centaine de pages, aussi corsé qu'un café serré bu d'un trait sur le zinc d'un comptoir, je vous invite non seulement à oublier les détails contenus dans cet article mais encore à commander ce petit noir chez votre libraire. Vous pourrez alors éprouver, en même temps que le héros, le sentiment jouissif de transgresser la loi des adultes qui ne sont pas à la hauteur de prendre un enfant par la main. A ceux qui condamneraient le gamin sans savoir le pourquoi de ses agissements, il objecterait ceci : "Parce que je les détestais, parce que je voulais être libre, parce que la vie d’ailleurs m’appelait trop fort, parce qu’à force de tuer le temps on tue vraiment".

Adaptation BD, lauréat Prix SNCF du Polar Bande Dessinée 2013

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Notes

*1 : Association du Cours Julien à Marseille :

*2 : De père grec et de mère italienne, Gilles Del Pappas est né le 14 décembre 1949 au Racati, un quartier populaire de Marseille. Photographe, peintre puis romancier, Le Baiser du congre est son premier roman. Il a reçu le Grand Prix littéraire de Provence pour l'ensemble de son oeuvre. Il est en quelques années devenu un des auteurs les plus emblématiques du polar méditerranéen.

Gilles Del Pappas
http://www.delpappas.fr

*3 : Les dix livres sélectionnés :
- René Frégni : Sous la ville rouge
- Jean Contrucci : La somnambule de la villa aux loups
- Maurice Gouiran : Mais délivrez-nous du mal
- Eric Maneval : Rennes-le-Château - Tome sang
- Jean-Luc Luciani : Un léger bruit dans le moteur
- François Thomazeau : Consulting
- Serge Scotto : Au temps pour moi
- Jean-Paul Delfino : Brasil
- Jérôme Harlay : Smog
- Marie Neuser : Un petit jouet mécanique.

*: Notons au passage que cette association de quartier, entièrement composée de bénévoles très actifs, ne bénéficie d’aucune subvention ni coup de pouce de la part de Marseille Provence 2013 !

*5 : Jean-Luc Luciani est né le 19 avril 1960 à Marseille avec de fortes racines corses. Il se consacre à la pédagogie comme instituteur avant de se plonger dans la littérature pour enfants. Il publie une quarantaine de livres qui enthousiasment ses lecteurs, dont quelques uns pour adultes.

Jean-Luc Luciani
http://aujourlejour.free.fr/

*6 : L'Ecailler est une maison d'édition marseillaise fondée en 2000 sous le nom de l'Ecailler du Sud. Elle a publié de nombreux auteurs du Sud de la France avant de se diversifier, avec la création de l'Ecailler du Nord et la mise en place de nouvelles collections : Overlitterature, L'AtiNoir ...

Interview de François Thomazeau, le fondateur de l'Ecailler :

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