La liseuse, Robert James Gordon (1877)

Ce site est le journal de mes découvertes au pays des merveilles des arts et des lettres.

Il est dédié à la mémoire de mon père, Pierre-Henri Carteron, régisseur de l'atelier photographique du Centre Georges Pompidou où il a travaillé de 1977 à 2001.

Un cancer de la gorge lui a ôté la voix. Les mots sont restés coincés en travers.

A ma mère qui m'a nourrie du lait de ses rêves.

"Ecrire, c'est rejoindre en silence cet amour qui manque à tout amour" (La part manquante, Christian Bobin).

jeudi 21 novembre 2013

Les Attaques de la boulangerie, Haruki Murakami

Les Attaques de la boulangerie, paru en poche début novembre, contient deux nouvelles d'Haruki Murakami, écrivain japonais contemporain (né à Kyoto en 1949), illustrées par Kat Menschik, dessinatrice berlinoise. Le titre m'a immédiatement interpellée à cause d'un rêve récurrent où je dévalise précisément une boulangerie. J'ai donc ouvert ce petit livre comme une papillote, enrobée d'un papier vert à motifs dorés, avec l'espoir d'y trouver une bonne surprise à l'intérieur. J'ai péché à la ligne quelques bons mots pour satisfaire mon appétit littéraire. Et si le manque de nourriture spirituelle alimentait ma boulimie nocturne ?

L'Attaque de la boulangerie (première nouvelle)

La première nouvelle réunit deux jeunes hommes sans le sou qui n'ont pas mangé depuis deux jours. Leur faim est la manifestation symbolique d'un vide existentiel : "Il n'était pas impossible que notre faim ait été directement générée par notre manque d'imagination." Lorsqu'ils décident d'attaquer une boulangerie, le patron, un communiste fou de musique classique, leur propose une transaction. Il leur offrira du pain à condition qu'ils écoutent un disque entier de Wagner avec lui : "Quand nous fûmes de retour à la maison, le néant qui était en nous avait totalement disparu. Et notre imagination se mit à rouler comme sur une pente douce."

Murakami illustre ici, grâce à la figure du maître (le patron) et de l'élève (les deux compagnons), sa foi en l'éducation artistique. Il transmet sa conviction : il est aussi important de cultiver son imaginaire que de pourvoir à ses besoins alimentaires. 

La Seconde attaque de la boulangerie (seconde nouvelle)

Dans la seconde nouvelle, un couple de jeunes mariés est pris d'une violente fringale en pleine nuit alors que le frigo est vide. La femme se met en quête de nourriture : "Elle alla fureter en douce, comme un écureuil en novembre, dans les placards de la cuisine" (voir la couverture du livre). Pendant ce temps, l'homme a une vision, sorte de rêve éveillé, où il flotte sur l'océan à bord d'un petit bateau et observe le sommet d'un volcan sous-marin : "Cet étrange sentiment de manque - la sensation que le vide existait réellement - ressemblait à la peur paralysante que l'on peut ressentir en se penchant du sommet d'une haute tour. Découvrir des points communs entre la faim et le vertige était pour moi une expérience nouvelle." Il se remémore tout-à-coup la faim à l'origine de l'attaque de la boulangerie, commise avec son complice il y a dix ans, et en raconte tous les détails à sa femme. Celle-ci le croit victime d'une malédiction et le pousse à attaquer une nouvelle boulangerie : "Tu dois accomplir maintenant la tâche que tu n'as pas terminé autrefois." Puisqu'il n'y a plus aucun commerce ouvert la nuit, ils finissent par braquer ensemble un McDonald's, armés et cagoulés. Ils engloutissent ensuite les hamburgers volés dans leur voiture jusqu'au lever du soleil : "La faim insatiable qui nous tourmentait pour l'éternité, semblait-il, s'était évanouie avec l'aube." Avant de s'endormir sur le siège automobile, l'homme poursuit son voyage en mer et constate la disparition du volcan qui menaçait le couple d'exploser (était-ce bien nécessaire d'attaquer la boulangerie ? la femme répond que c'était indispensable). Le bateau semble être le lit dans lequel le héros a l'habitude d'embarquer pour le rêve : "Les vaguelettes mollement agitées par le vent faisaient un doux clapotis contre le bord extérieur de l'embarcation, comme les manches d'un pyjama de soie. Je m'allongeai sur le fond du bateau, fermai les yeux et attendis que la marée montante m'emporte vers ma destination."

Ronald McDonald est un personnage imaginaire habillé en clown
et un des symboles de la compagnie de restauration rapide McDonald's.

La nouvelle m'est d'abord apparue comme totalement absurde. Puis j'y ai décelé un questionnement sur la fragilité du couple, l'absence de communication, la dangereuse tendance à vouloir fusionner avec l'autre et l'acceptation de ce qui nous paraît pourtant inacceptable : "Je n'avais pas la moindre idée de la raison pour laquelle ma femme avait un pistolet en sa possession (...) mais elle ne me donna pas d'explication et, de mon côté, je ne lui posai pas de questions. Je me fis simplement cette réflexion que la vie conjugale était un phénomène bien étrange." Murakami nous met en garde : il ne faut pas renoncer à connaître celui ou celle que l'on prétend aimer. Il arrive parfois que, face aux désillusions de l'intimité partagée, nous préférions nous retrancher dans le silence. Un seul bruit résonne alors dans notre tête : l'entêtant fantasme de modeler l'autre selon nos attentes.

Les Attaques de la boulangerie est un récit en 3D (trois dimensions : réaliste, fantastique, onirique) dans lequel l'étrange fait peu à peu irruption dans la vie banale. Le livre vous laisse avec l'impression d'avoir été cueilli au réveil d'un songe, à l'instant même où, l'esprit encore embrumé, vous ne savez plus très bien comment démêler le vrai du faux. Et si les évènements de la nuit n'étaient pas uniquement le fruit de votre imagination mais s'étaient bel et bien déroulés ? Et si vous n'aviez pas plutôt rêvé votre journée ?

Autoportrait de Kat Menschik en compagnie d'Haruki Murakami.
Pour en savoir plus sur l'illustratrice, voici une biographie sur le site 
du Goethe-Institut : www.goethe.de/kue/lit/prj/com/cav/kat/frindex.htm

Les couleurs vert et or sont omniprésentes dans les illustrations. Ici, la 
femme de la seconde nouvelle possède des boutures dans les cheveux. 
Celles-ci semblent nourrir un imaginaire fertile dont son 
compagnon est finalement étranger (et vice versa).

mercredi 13 novembre 2013

Esprit d'hiver / A Suspicious River, Laura Kasischke

Esprit d'hiver

Le 14 septembre dernier, lors d’une visite chez Actes Sud à Arles, Rémy Raillard, responsable de la librairie, m’a conseillé la lecture de son « coup de cœur » de la rentrée littéraire : Esprit d’hiver de Laura Kasischke, paru en France (avant sa publication aux Etats-Unis !) simultanément avec la réédition en poche de son premier opus : A Suspicious River.

Esprit d’hiver est un huis clos glaçant qui met en scène l’étrange relation entre une mère et sa fille. Le roman se déroule le jour de Noël dans une maison du Midwest. Holly, trente-trois ans, femme au foyer perturbée, se réveille hantée par une pensée terrible qui lui est parvenue en rêve : « Quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux. Répète cette phrase, pensa Holly. C’est un refrain. Comme dans un poème. Ecris-là. Ecris de quelle manière un visage fantôme a finalement pointé son nez en ce matin de Noël (ils avaient dormi si tard) et s’est dévoilé. Quelque chose qui avait été là depuis le début. A l’intérieur de la maison. A l’intérieur d’eux-mêmes." Elle ressent le besoin irrépressible d’écrire un poème mais ses obligations de femme au foyer l’en empêchent constamment. Asphyxiée par la vie domestique, elle compare son blocage, ainsi que le douloureux processus d’écriture, à un cygne coincé dans sa gorge. Les mots se dérobent car elle cherche à faire taire d’effrayants souvenirs. 

Tout au long de la préparation de son repas de fête, elle est obsédée par l’incapacité d’écrire et de résister non seulement à sa fille adoptive, une adolescente de quinze ans aux grands yeux noirs et aux cheveux bruns (surnommée « Tatty » ou « Raiponce Noir de Jais »), mais encore à d’étranges phénomènes et à l’impitoyable hiver du Michigan. Elle se remémore le vers de Wallace Stevens : « Il faut posséder un esprit d’hiver »*(1) qui semble être la prémonition d’un affrontement avec quelque esprit maléfique. En effet, elle est peu à peu assaillie par une présence mystérieuse et impalpable qui imprègne tout autant les lieux que l’écriture de Laura Kasischke : celle-ci devient surnaturelle, à la fois crue et métaphorique dans un enchaînement d’évènements de plus en plus inquiétants. Tout d’abord à l’extérieur, le blizzard et la neige se déchaînent. Puis, Eric, le mari de Holly, reste bloqué sur la route avec les convives. Ensuite, à l’intérieur, le chat se met à ramper, le téléphone portable vole d’une pièce à l’autre, Holly tente d’effacer une tache au sol qui n’est rien d’autre que son ombre et Tatiana commence à changer d’attitude : elle est agressive, son regard devient féroce tandis qu’elle saisit un morceau de viande crue et ensanglantée dans sa bouche, elle porte subitement les mêmes bottines à lacets que les infirmières de l’orphelinat de Sibérie où elle a été adoptée. Ces bottines réveillent l’ancien péché de Holly qui a adopté un enfant pour satisfaire son désir égoïste (elle a cédé à son propre caprice). Pourquoi a t'elle nié son besoin fondamental d’écrire dans le but de combler le vide familial et reconstituer à tout prix un foyer sécurisant ? (elle a perdu ses parents, son frères et ses deux sœurs). Pourquoi s’est-elle délibérément privée de la liberté nécessaire à l’enfantement de son poème ? : « C’était Holly qui désirait être seule : elle n’aurait jamais dû avoir un enfant ! C’était pour cette raison qu’elle avait été faite stérile – et elle l’avait toujours su, bien qu’elle ne se soit jamais autorisée à le penser ! ».

Grâce à une narration éclatée, faite de flashbacks très visuels, voire cinématographiques (nous pouvons dès à présent parier sur une future adaptation à l’écran), l’auteure parsème habilement son récit fantastique d’épisodes cruciaux de la vie d’Holly dont elle éclaire brusquement le sens à grands coups de projecteur. Le lecteur, rendu omniprésent dans la tête de l’héroïne, navigue à travers ses pensées. Il égrène, en même temps qu’elle, le chapelet de ses souvenirs. Il apprend qu’elle a obtenu une maîtrise d'art, travaillé sur un recueil de poèmes intitulé Pays fantôme (un bon titre pour ce roman) et s’est fait retirer ses parties les plus intimes afin d’éviter un cancer héréditaire. Elle a subi une ablation des ovaires et de la poitrine : « Elle faisait des rêves terribles dans lesquelles elle cherchait des parties de son corps sur des étagères supportant des milliers d’organes flottant dans des milliers de bocaux. Dans ces rêves, elle était persuadée que son âme avait été localisée dans l’une de ces parties de corps, et qu’elle était à présent piégée pour toujours dans le formol et le verre ». Le lecteur commence à comprendre les motifs qui l’ont poussée à aller chercher un enfant à l’autre bout du monde. Il se surprend même à chanter la ritournelle – la meilleure façon de bercer un bébé – produite par la répétition de cette phrase récurrente : « Quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux ».

Et soudain, la réalité explose au visage d’Holly. Tatiana, habituellement gentille, lui tend le miroir grossissant de son amnésie volontaire. Les détails terribles qu’elle s’était efforcée d’oublier ressurgissent avec une violence insoutenable. Elle a l’impression de découvrir à nouveau, impuissante, le spectacle des morts vivants qui se cachaient derrière la porte de la chambre de l’orphelinat, interdite aux visiteurs. Elle se souvient alors d'un garçonnet avec une tête énorme attaché aux barreaux de son berceau et d'une petite fille aux os brisés, tous deux délaissés parmi l’odeur de vomi, d’excréments et de matelas imbibés d’urine : « Tous les secrets ne devaient pas être révélés. Tous les mystères de devaient pas être résolus (…) en passant cette porte on franchissait une sorte de barrière entre le monde des vivants et celui, pourri, qui se trouve juste au-dessous ». Holly en perd l’équilibre et fait tomber le rôti qui atterrit « avec le son, solide et terrible, d’un bébé qu’on laisse tomber des bras d’une infirmière ». C’est cette petite-fille brisée (Sally), maltraitée par les infirmières, qu’elle a lâchement décidé d’abandonner, telle une poupée désarticulée avec laquelle on ne peut plus jouer, au profit de sa sœur en pleine santé (Tatiana).

Je ne vous dévoilerai pas la fin du roman, absolument inattendue, afin que vous puissiez sonder vous-même les entrailles d’une mère possessive qui va devenir à son tour possédée. Il vous appartient de déterrer le secret inavouable caché derrière la porte de la chambre de Tatiana que vous refermerez silencieusement, en même temps que le livre, derrière vous. A l’instar des meilleurs romans de Stephen King, cet ouvrage fascinant et difficile à "lâcher" nous fait basculer dans le surnaturel sans que cela paraisse artificiel. De nombreux lecteurs se retrouveront sans doute dans le personnage universel de Holly. En effet, quel parent n’a pas un jour ressenti la culpabilité de ne pas être assez disponible pour son enfant ou de mal l’élever ? Pour ma part, je me suis particulièrement attachée et identifiée à Holly car je ressens fréquemment, tout comme elle, la difficulté de concilier maternité et création artistique. La romancière nous offre là une œuvre très personnelle : une confidence sur la douleur de l’enfantement littéraire, source d’effroi et de plénitude.

"Bénie soit la Providence qui a donné à chacun un joujou :
la poupée à l'enfant, l'enfant à la femme, la femme à l'homme, 
et l'homme au diable" (Victor Hugo)

A Suspicious River

Première partie : 

L'action se déroule à Suspicious River, une ville nouvelle du Michigan, construite sur des tumulus indiens "éventrés comme des cadavres autopsiés", où toutes les maisons sont identiques. L'héroïne du roman est Leila Murray, une jeune-fille rousse et toute menue de 24 ans. Elle est réceptionniste au Swan Motel d'où elle observe régulièrement les cygnes construire leurs nids en bordure de la rivière aux eaux sombres et "calmes comme la mort". L'auteur semble y plonger sa plume comme dans l'encre noire pour nous livrer une histoire hantée par les fantômes du passé et sang pour sang lugubre.

Au bout de six ans de mariage, Leila redoute de se coucher dans le lit conjugal (un matelas à eau) auprès de son époux, Rick, devenu squelettique à force de manger des salades pour lutter contre l'embonpoint. Après le travail, elle accepte les propositions malhonnêtes de certains clients et se prostitue dans les chambres du motel sans aucun état d'âme et dans le plus parfait secret. Le lecteur, interpellé par le biais du pronom "vous", est rapidement invité à "participer" aux scènes de sexe parmi les draps amidonnés : il peut en effet se glisser, selon sa sensibilité, soit dans la peau du bourreau soit dans celle de la victime ou bien encore adopter le regard d'un voyeur passif. Jusqu'à ce que Gary Jensen entre en scène tel un cow-boy poussant la porte du saloon dans un vieux western : il a les cheveux bruns peignés en arrière, une barbe fine, une veste en cuir et des bottes, un air tantôt narquois tantôt colérique et, surtout, une frappe rapide. Il séduit peu à peu Leila lors de ses visites rythmées par le bruit suspect de la rivière "gonflée et rapide, comme quelqu'un qui s'enfuit en courant, un seau d'eau froide et noire à la main".

Les épisodes de prostitution alternent avec les souvenirs d'enfance de Leila. Laura Kasischke emploie une narration éclatée, similaire à celle employée dans Esprit d'hiver, et n'ajoute que progressivement, à l'instar des peintres impressionnistes, de nouveaux petits points sur son tableau : le passé vient éclairer le présent par une succession de simples touches. Le suspense est ainsi maintenu afin que le lecteur puisse, au fur et à mesure de ses découvertes, légender ses images mentales et commencer à décrypter le sens profond de l'intrigue. Leila se souvient d'abord de ses parents : sa mère, Bonnie, chanteuse au sein de la chorale de l'église, et son père, Jack, voyageur de commerce. Le soir de Noël, celui-ci reste bloqué en route par la neige tandis qu'elle surprend sa mère en train d'embrasser le frère de son père, Andy (ils sont en fait amants). Elle se remémore ensuite son avortement (elle est tombée enceinte après sa première fois avec Rick). Puis, elle convoque la sensation familière de planer au-dessus de son corps déserté par les sensations. Enfin, elle ressent son premier orgasme avec Gary : "Cette fois mon coeur battait la chamade contre mes côtes. J'ai joui alors qu'il était en moi, ce qui ne s'était jamais produit avec aucun homme, et cet orgasme voleta timidement comme un oiseau agonisant entre mes jambes". A partir de ce moment-là et bien qu'il soit un homme violent et toxique, elle lui voue un amour aveugle, envoûtée par ses flatteries et sa manière de lui faire croire qu'il la devine : "A toi aussi, on a fait du mal. Ca se voit à des kilomètres". Elle ne craint absolument pas ses coups qui, paradoxalement, la ressucitent : "Comme l'avait fait Gary, la première fois, quand il m'avait fait retrouver ma peau sous les coups, après le néant d'où je venais. Je voulais que quelque chose me repousse dans mon propre corps, me ramène sur terre, me fasse ressentir quelque chose".

Deuxième partie : 

Cette partie ne contient que deux pages. Pourtant, en une économie de mots, l'auteur parvient à nous transmettre, à travers l'effroi ressenti par l'héroïne, une vision aussi furtive que cauchemardesque. Dans Esprit d'hiver, Holly est hantée par l'image d'enfants maltraités dans une chambre d'orphelinat. Quant à Leila, elle se rappelle ici comment - âgée de sept ans et guidée par l'odeur de pourriture en provenance de la chambre parentale - elle a découvert sa mère ensanglantée dans le lit, nue et chaussée de hauts talons en vernis noir, poignardée à mort par l'oncle Andy.

Troisième partie : 

Leila est confrontée à d'autres traumatismes tout au long de sa vie de jeune-fille. Elle a l'utérus perforé suite à la pose défectueuse d'un stérilet (elle le compare à un hameçon pris dans son ventre qui la tire de la rivière froide), perd brutalement son père (il meurt d'une crise cardiaque en ramassant la neige), déchiffre des inscriptions la traitant de nymphomane sur la porte des toilettes du lycée et se fait violer dans la forêt. Ces évènements sont ponctués par le souvenir récurrent de sa mère dont le décès, à vingt-quatre ans (son âge actuel), est relayé dans la rubrique "faits divers" des journaux qui révèlent ses activités de prostituée. Leila semble avoir hérité de la malédiction maternelle et poursuit la même carrière. En effet, quittée par Rick, lassé de son infidélité et de ses mensonges, elle accepte de vendre son corps au Big City Bar selon la volonté toute puissante de Gary (il devient son proxénète).

Le roman se termine lorsqu'elle échappe de justesse à une tentative de meurtre, sauvée par l'intervention d'une nuée d'oiseaux migrateurs volant autour de ses agresseurs (les volatiles sont omniprésents dans le récit), et traverse la rivière - sorte de baptême qui célèbre sa renaissance - en direction des bras ouverts de Millie, sa collègue de travail au Swan Motel.

Sous la surface des Roses, Gregory Crewdson, Editions Textuel, 2011.
Gregory Crewdson est un photographe américain né en 1962. Fils de psychanalyste, il se souvient d'avoir perçu les confidences de certains patients. Ces récits névrotiques l'ont poussé à faire des photographies sur l'envers du rêve américain qui sont à mi-chemin entre cinéma fantastique et série télévisée. Voici un film en anglais sur sa démarche artistique : www.gregorycrewdsonmovie.com

Une femme seule est assise sur son lit en compagnie d'un bébé dont elle semble incapable de s'occuper. On la voit par la fenêtre tandis que la porte ouverte de la maison enneigée semble attendre la venue de quelqu'un qui pourrait être, comme dans les deux romans de Laura Kasischke, retenu sur la route par la neige.

Extrait de A Suspicious River : "Ce sont les maisons qui ont l'air le plus ordinaire qui le sont le moins (...) Seules les clôtures peuvent protéger. Ca, et le fait de garder ses distances."

Laura Kasischke et le déraillement d'existences faussement ordinaires dans l'Amérique contemporaine


Laura Kasischke, née en 1961 à Grand Rapids dans le Michigan, est une poétesse et romancière américaine issue d’une famille du Midwest (son père est postier, sa mère institutrice) marquée par les morts violentes. Elle confie qu’écrire est pour elle un « acte de survie » et « une addiction ». Toute petite, elle passe beaucoup de temps à lire et tenir un journal intime : « coucher des pensées sur le papier a très vite été un moyen de me débarrasser de la journée passée ».

Installée dans la campagne du Michigan, elle donne des cours de « creative writing » à l’université d’Ann Arbor dans la banlieue de Détroit, où elle a elle-même poursuivi ses études : « La demande est forte. J’ignore l’origine de cet engouement. Je me demande si la plupart des étudiants ne sont pas là par opportunisme, avec l’espoir de gagner pas mal d’argent ensuite. Je sens un professionnalisme grandissant de l’écriture, qui devient une industrie. Heureusement, il en reste qui ont vraiment du talent, et avec lesquels je peux partager ma passion pour la littérature … ».*(2)

Elle est nourrie par les romans de Virginia Woolf dont l’écriture « cherche l’essentiel dans les moindres détails » et « dépasse la simple histoire pour capter le mystère des atmosphères » (le plus grand choc littéraire de sa vie est Mrs. Dalloway). Elle est également inspirée par les films de David Lynch (notamment Blue Velvet, à cause de « l’irruption de l’étrangeté dans l’ordinaire »), ses propres rêves (l’inspiration lui est venue en dormant pour Esprit d'hiver, elle a attrapé un calepin au réveil et écrit les premières pages), la psycho-généalogie*(3) ainsi que la nature en collision permanente avec l’homme : « Les saisons changent avec une brutalité saisissante. Cette violence a des répercussions sur les êtres ». Ses romans sont consacrés aux deuils, aux non-dits, aux conflits dissimulés, aux secrets inavouables et aux déraillements d’existences faussement ordinaires dans l’Amérique profonde d’aujourd’hui.

Elle confie aux journalistes qu’elle aime découvrir ce qui se passe sous la surface : « Beaucoup d’américaines moyennes ont été élevées selon le schéma traditionnel, pour être de bonnes mères et de bonnes épouses. Elles doivent assister sans rien dire, avec le sourire, à l’effondrement de toutes les valeurs qu’ont portées leurs ancêtres. Pour elles, la seule aventure possible est sentimentale. Mais vivre leur sexualité, leur amours est une expérience pleine de dangers, une véritable odyssée qu’elles ne peuvent mener qu’au prix d’un lourd combat intérieur. Toutes mes héroïnes se démènent pour cela ». Pourquoi l’audace de ses personnages vire-t-elle souvent au cauchemar ? Sans doute parce que Laura Kasischke, dont l'enfance n'a pas été suffisamment protégée, a assisté adolescente à la fin brutale de beaucoup de proches « qui se croyaient libres et qui ont connu un destin tragique, notamment à cause de l’alcool ». Tout lui parvenait sans aucun filtre : « J’étais fille unique, entourée de grandes personnes. J’entendais toutes les conversations, j’avais droit à tous les détails atroces sur les maladies, les accidents, les meurtres. Voilà sans doute pourquoi je suis si morbide (…). Ma mère était extrêmement angoissée. Elle voyait des fantômes partout. Dès l’âge de trois ans, je suis devenue sa confidente ». Quant à l’écriture, elle a l’impression que cela correspond à l’acte de creuser la terre, comme opère un archéologue : « Déterrer des objets oubliés, les nettoyer, les observer, les identifier, les ajouter à sa collection. Et repartir au fond du trou, avec sa pelle. »*(4)


L'enfant-silence illustré par Benjamin Lacombe.
Les cygnes sont évoqués dans les deux romans de Laura Kasischke : 
Esprit d'hiver et A Suspicious River.

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Notes   

*(1) : The Snow Man de Wallace Stevens in Harmonium, traduit par Claire Malroux, Editions José Corti, mai 2002.

Bonhomme de neige

Il faut posséder un esprit d’hiver
Pour regarder le gel et les branches
Des pins sous leur croûte de neige ;

Avoir eu froid pendant longtemps
Pour contempler les genévriers hérissés de glace,
Les épicéas, bruts dans l’éclat lointain

Du soleil de janvier ; et ne pas imaginer
De détresse aucune dans le bruit du vent,
Le bruit d’une poignée de feuilles,

Qui est le bruit de l’étendue
Emplie du même vent
Soufflant dans le même lieu nu

Pour qui écoute, écoute dans la neige,
Et, n’étant rien lui-même, ne contemple
Rien qui ne soit là et le rien qui est.

*(2) : Les citations de ce paragraphe proviennent des propos recueillis par Clémentine Goldszal pour le magazine ELLE du 6 septembre 2013.

*(3) : La psycho-généalogie est la théorie selon laquelle les évènements vécus par les ascendants influencent les comportements du sujet.

*(4) : Les citations de ce paragraphe proviennent des propos recueillis par Marine Landrot pour le magazine Télérama du 11 septembre 2013 (numéro 3322).

mardi 5 novembre 2013

Louis Garrel, Balthus et Les Hauts de Hurlevent

Louis Garrel, acteur et réalisateur
Louis Garrel, s'il se voyait confier un autre rôle à l'écran que celui de l'éternel amant confiné dans un univers petit bourgeois parisien (Les amants réguliersLes chansons d'amourLa frontière de l'aubeLa belle personneUn été brûlant, Un château en Italie et bientôt La jalousie), serait l'incarnation parfaite de Heathcliff, le héros des Hauts de Hurlevent. Le feu noir de ses yeux tristes ainsi que son air de gitan et ses cheveux indomptables me rappellent la fascination que j'avais adolescente pour le personnage du roman d'Emily Brontë. 

Heathcliff est un orphelin de 6 ans qui meurt de faim dans les rues de Liverpool lorsqu'il est adopté par Mr Earnshaw puis recueilli dans sa demeure au coeur de la campagne anglaise. Il doit partager le quotidien de ses deux enfants : Hindley, cruellement jaloux, et Catherine, éperdument amoureuse de lui. Au-delà de l'intrigue qui est un véritable tour de force à résumer*(1), je me souviens surtout de la violence exacerbée des sentiments de Heathcliff. Tout au long de sa courte vie, il est à la fois rongé par la passion destructrice qu'il voue à Catherine (une fois morte, il ira jusqu'à déterrer son corps hors de la tombe pour la serrer une dernière fois dans ses bras) et l'entêtante revanche à prendre contre un milieu social aisé parmi lequel il n'a jamais été accepté. Cet acharnement n'a d'égal que celui du Capitaine Achab lancé à la poursuite de Moby Dick. En effet, tous les deux mutilés (l'un a symboliquement perdu son coeur, l'autre sa jambe), ils sombrent dans la folie, avides de vengeance, et ne trouvent que la mort pour tout repos.


Afin de passer l'automne au chaud, je prescris à tous les coeurs en manque d'exaltation, la lecture des Hauts de Hurlevent, chef d'oeuvre romantique anglais publié en 1847. Puisque la littérature est en ceci merveilleuse qu'elle nous procure la passion sans en subir les désagréments, les lecteurs feront donc gambader leur âme d'enfant à travers la lande sauvage du Yorkshire. Et en prêtant bien l'oreille, certains pourraient même entendre le souffle des fantômes qui s'aiment.

Boreas, John William Waterhouse (1903)

Balthus et l'illustration des Hauts de Hurlevent

De 1933 à 1935, Balthus travaille à la réalisation de l'illustration d'une édition limitée des Hauts de Hurlevent (Librairie Séguier, 1989). Ce roman l'avait subjugué alors qu'il était adolescent. La série de croquis en noir et blanc qu'il va exécuter lui servira plus tard de tremplin pour aborder la question du désir, clé de voûte de l'ensemble de son oeuvre picturale. 

Dans un livre d'entretien avec Cristina Carrillo De Albornoz*(2), il confie qu'il est un homme très émotif et que sa jeunesse a été un tourbillon absolu du sentiment. Il était déterminé à séduire Antoinette de Watteville dont il était très épris : "En plus d'être une fille difficile, elle était déjà fiancée à quelqu'un d'autre. J'ai relu ses lettres tous les soirs. Je pense que, comme Heathcliff, je ne voulais pas quitter l'adolescence".
Croquis d'Heathcliff et Catherine, Balthus

La toilette de Cathy, Balthus (1933)
Le peintre se réfère explicitement à la question du jaloux :
 "Alors, pourquoi portes-tu cette robe de soie?"

La toilette de Cathy, Balthus (version peinture, 1933)
Ici, la nuisette voluptueusement dégrafée remplace le strict tailleur 
tandis que le peintre prend soudain les traits de Heathcliff, 
le héros tourmenté et violent du roman


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Notes

*(1) : Résumé de l'intrigue sur Wikipédia : 

Pour aller plus loin, ci-dessous une mine d'or (en anglais !) : 
  
*(2)Balthus, entretien avec Christina Carrillo De Albornoz, Editions Assouline, Collection Mémoire de l'art, 1999.