La liseuse, Robert James Gordon (1877)

Ce site est le journal de mes découvertes au pays des merveilles des arts et des lettres.

Il est dédié à la mémoire de mon père, Pierre-Henri Carteron, régisseur de l'atelier photographique du Centre Georges Pompidou où il a travaillé de 1977 à 2001.

Un cancer de la gorge lui a ôté la voix. Les mots sont restés coincés en travers.

A ma mère qui m'a nourrie du lait de ses rêves.

"Ecrire, c'est rejoindre en silence cet amour qui manque à tout amour" (La part manquante, Christian Bobin).

jeudi 21 novembre 2013

Les Attaques de la boulangerie, Haruki Murakami

Les Attaques de la boulangerie, paru en poche début novembre, contient deux nouvelles d'Haruki Murakami, écrivain japonais contemporain (né à Kyoto en 1949), illustrées par Kat Menschik, dessinatrice berlinoise. Le titre m'a immédiatement interpellée à cause d'un rêve récurrent où je dévalise précisément une boulangerie. J'ai donc ouvert ce petit livre comme une papillote, enrobée d'un papier vert à motifs dorés, avec l'espoir d'y trouver une bonne surprise à l'intérieur. J'ai péché à la ligne quelques bons mots pour satisfaire mon appétit littéraire. Et si le manque de nourriture spirituelle alimentait ma boulimie nocturne ?

L'Attaque de la boulangerie (première nouvelle)

La première nouvelle réunit deux jeunes hommes sans le sou qui n'ont pas mangé depuis deux jours. Leur faim est la manifestation symbolique d'un vide existentiel : "Il n'était pas impossible que notre faim ait été directement générée par notre manque d'imagination." Lorsqu'ils décident d'attaquer une boulangerie, le patron, un communiste fou de musique classique, leur propose une transaction. Il leur offrira du pain à condition qu'ils écoutent un disque entier de Wagner avec lui : "Quand nous fûmes de retour à la maison, le néant qui était en nous avait totalement disparu. Et notre imagination se mit à rouler comme sur une pente douce."

Murakami illustre ici, grâce à la figure du maître (le patron) et de l'élève (les deux compagnons), sa foi en l'éducation artistique. Il transmet sa conviction : il est aussi important de cultiver son imaginaire que de pourvoir à ses besoins alimentaires. 

La Seconde attaque de la boulangerie (seconde nouvelle)

Dans la seconde nouvelle, un couple de jeunes mariés est pris d'une violente fringale en pleine nuit alors que le frigo est vide. La femme se met en quête de nourriture : "Elle alla fureter en douce, comme un écureuil en novembre, dans les placards de la cuisine" (voir la couverture du livre). Pendant ce temps, l'homme a une vision, sorte de rêve éveillé, où il flotte sur l'océan à bord d'un petit bateau et observe le sommet d'un volcan sous-marin : "Cet étrange sentiment de manque - la sensation que le vide existait réellement - ressemblait à la peur paralysante que l'on peut ressentir en se penchant du sommet d'une haute tour. Découvrir des points communs entre la faim et le vertige était pour moi une expérience nouvelle." Il se remémore tout-à-coup la faim à l'origine de l'attaque de la boulangerie, commise avec son complice il y a dix ans, et en raconte tous les détails à sa femme. Celle-ci le croit victime d'une malédiction et le pousse à attaquer une nouvelle boulangerie : "Tu dois accomplir maintenant la tâche que tu n'as pas terminé autrefois." Puisqu'il n'y a plus aucun commerce ouvert la nuit, ils finissent par braquer ensemble un McDonald's, armés et cagoulés. Ils engloutissent ensuite les hamburgers volés dans leur voiture jusqu'au lever du soleil : "La faim insatiable qui nous tourmentait pour l'éternité, semblait-il, s'était évanouie avec l'aube." Avant de s'endormir sur le siège automobile, l'homme poursuit son voyage en mer et constate la disparition du volcan qui menaçait le couple d'exploser (était-ce bien nécessaire d'attaquer la boulangerie ? la femme répond que c'était indispensable). Le bateau semble être le lit dans lequel le héros a l'habitude d'embarquer pour le rêve : "Les vaguelettes mollement agitées par le vent faisaient un doux clapotis contre le bord extérieur de l'embarcation, comme les manches d'un pyjama de soie. Je m'allongeai sur le fond du bateau, fermai les yeux et attendis que la marée montante m'emporte vers ma destination."

Ronald McDonald est un personnage imaginaire habillé en clown
et un des symboles de la compagnie de restauration rapide McDonald's.

La nouvelle m'est d'abord apparue comme totalement absurde. Puis j'y ai décelé un questionnement sur la fragilité du couple, l'absence de communication, la dangereuse tendance à vouloir fusionner avec l'autre et l'acceptation de ce qui nous paraît pourtant inacceptable : "Je n'avais pas la moindre idée de la raison pour laquelle ma femme avait un pistolet en sa possession (...) mais elle ne me donna pas d'explication et, de mon côté, je ne lui posai pas de questions. Je me fis simplement cette réflexion que la vie conjugale était un phénomène bien étrange." Murakami nous met en garde : il ne faut pas renoncer à connaître celui ou celle que l'on prétend aimer. Il arrive parfois que, face aux désillusions de l'intimité partagée, nous préférions nous retrancher dans le silence. Un seul bruit résonne alors dans notre tête : l'entêtant fantasme de modeler l'autre selon nos attentes.

Les Attaques de la boulangerie est un récit en 3D (trois dimensions : réaliste, fantastique, onirique) dans lequel l'étrange fait peu à peu irruption dans la vie banale. Le livre vous laisse avec l'impression d'avoir été cueilli au réveil d'un songe, à l'instant même où, l'esprit encore embrumé, vous ne savez plus très bien comment démêler le vrai du faux. Et si les évènements de la nuit n'étaient pas uniquement le fruit de votre imagination mais s'étaient bel et bien déroulés ? Et si vous n'aviez pas plutôt rêvé votre journée ?

Autoportrait de Kat Menschik en compagnie d'Haruki Murakami.
Pour en savoir plus sur l'illustratrice, voici une biographie sur le site 
du Goethe-Institut : www.goethe.de/kue/lit/prj/com/cav/kat/frindex.htm

Les couleurs vert et or sont omniprésentes dans les illustrations. Ici, la 
femme de la seconde nouvelle possède des boutures dans les cheveux. 
Celles-ci semblent nourrir un imaginaire fertile dont son 
compagnon est finalement étranger (et vice versa).

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