La liseuse, Robert James Gordon (1877)

Ce site est le journal de mes découvertes au pays des merveilles des arts et des lettres.

Il est dédié à la mémoire de mon père, Pierre-Henri Carteron, régisseur de l'atelier photographique du Centre Georges Pompidou où il a travaillé de 1977 à 2001.

Un cancer de la gorge lui a ôté la voix. Les mots sont restés coincés en travers.

A ma mère qui m'a nourrie du lait de ses rêves.

"Ecrire, c'est rejoindre en silence cet amour qui manque à tout amour" (La part manquante, Christian Bobin).

lundi 21 juillet 2014

Ethan Frome, Edith Wharton

En dépit d'une couverture fort peu séduisante (une typographie blanche sur le fond gris-bleu de la peinture Sleigh Ride de Winslow Homer), j'ai immédiatement été attirée par Ethan Frome d'Edith Wharton, chef d'oeuvre atypique et peu connu en France de la grande romancière américaine, publié une première fois en 1911 et retraduit cette année par Julie Wolkenstein* pour la collection de poche des éditions P.O.L.

Le roman se déroule à la fin du XIXe siècle et l'intrigue nous est livrée, sous forme de flashback, par un narrateur anonyme, envoyé en mission dans une centrale électrique, qui passe l'hiver dans la localité fictive de Starkfield parmi les montagnes du Massachussetts en Nouvelle-Anglererre. Durant son séjour, logé chez la veuve Mrs Hale, il doit user de toute sa finesse pour convaincre quelques langues de lui conter l'étonnant destin d'Ethan Frome.

Un héros si discret et une épouse acariâtre

Ethan est un jeune homme pauvre d'origine irlandaise, taciturne et asocial. Il possède un visage basané et émacié à l'expression austère, des yeux bleus impénétrables, une balafre rouge sur le front, une tignasse de cheveux clairs et une démarche de boiteux (la partie droite de son corps a été déformée suite à un accident dans la collision d'un tramway). Il semble plongé dans un "isolement moral insondable" depuis qu'il a hérité d'une ferme et d'une scierie qui ne lui rapportent rien et épousé Zenobia (surnommée Zeena), une vieille cousine hypocondriaque, auparavant infirmière. Jusqu'au jour où, sans comprendre ce qui lui arrive, il tombe amoureux de Mattie Silver, la cousine ruinée que sa femme embauche comme domestique. Il se perd alors dans des rêveries romantiques qui l'éloignent de son épouse aigrie dont il ne supporte plus la respiration asthmatique, les caprices, l'absence de conversation et l'indifférence à tout sauf à ses problèmes : il a "l'impression que son coeur était ligoté, qu'une main invisible resserrait la corde à chaque seconde". Il se rend compte qu'il vit à ses côtés tel un fidèle serviteur mais n'éprouve aucun plaisir en sa compagnie. L'a-t-il seulement jamais vraiment aimée et regardée ? : "Se découpant sur les ténèbres de la cuisine, elle était debout là, haute silhouette décharnée, une main serrant sa courtepointe en patchwork contre sa poitrine plate, l'autre portant une lampe. La lumière, qu'elle tenait à la hauteur de son menton, détachait dans l'ombre son cou ridé et le poignet saillant de la main qui agrippait le patchwork, et agrandissait démesurément les creux et les bosses de son visage osseux, sous sa couronne d'épingles à cheveux. Aux yeux d'Ethan, dont cette heure passée avec Mattie avait plongé l'esprit dans des vapeurs rosées, cette apparition avait la précision intense des rêves qui précèdent immédiatement le réveil. Il eut l'impression de n'avoir jamais pris conscience avant cet instant de l'allure qu'avait sa femme".

Le paysan, Paul Cézanne, 1891

Une passion contrariée

Zeena, jalouse, soupçonne rapidement la passion silencieuse de son mari pour la jolie domestique qui respire la joie de vivre. Elle décide de consulter exceptionnellement un nouveau médecin à Bettsbridge et passe la nuit chez sa tante pour les laisser seuls tous les deux. Ethan dîne avec Mattie dont la beauté l'éblouit : "Il la trouve à l'endroit exact où il avait trouvé Zeena, une lampe à la main, se découpant sur le fond noir de la cuisine. Elle tenait la lampe à la même hauteur, et la lumière dessinait avec la même netteté sa jeune gorge menue et son poignet, aussi fin que celui d'un enfant. Puis l'éclairant par en dessous, elle faisait briller ses lèvres, soulignait ses yeux d'une ombre veloutée, et posait une touche d'une blancheur laiteuse sous les arcs sombres de ses sourcils. Elle portait sa robe de tous les jours, une étoffe sombre, et n'avait rien noué à son cou ; mais elle avait passé dans ses cheveux un bandeau cramoisi. Ce tribut au caractère exceptionnel de la situation la transformait et la glorifiait. Ethan la trouva plus grande, plus épanouie, ses formes et ses gestes lui parurent plus féminins." Cependant, leur unique soirée est gâchée lorsque Mattie casse involontairement un plat en verre offert autrefois comme cadeau de mariage aux époux Frome. Dès son retour, Zeena remarque que celui-ci a été recollé à la glu et demande à son mari de congédier immédiatement Mattie afin d'embaucher une aide ménagère plus robuste. Ethan est brisé de chagrin et regrette d'être marié à cette femme maintenant totalement alitée qui s'il l'abandonnait, resterait seule et sans ressources.

A Lovely Thought, Daniel Ridgway Knight, 1885
(peintre naturaliste américain né en 1839 à Philadephie, Pennsylvanie, et mort en 1924 à Paris)

Une tragédie rurale

Ethan reconduit Mattie en traineau chez son père. En chemin, à la nuit tombée, ils trouvent une luge abandonnée dans la neige et décident de se tuer ensemble en fonçant droit sur un grand orme : "Il alla chercher la luge, clignant des yeux comme un hibou lorsqu'il passa de l'ombre des épicéas au crépuscule transparent qui régnait, à découvert. La pente au-dessous d'eux était déserte (...) Comme ils déployaient leurs ailes pour l'attaquer, il eut l'impression qu'ils s'envolaient vraiment, qu'ils s'envolaient haut dans la nuit nuageuse, laissant Starkfield, infiniment loin au-dessous d'eux, s'évanouir comme un point dans l'espace (...) Mais soudain le visage de sa femme, monstrueusement distordu, s'interposa entre lui et son but, et il fit un mouvement instinctif pour le repousser. La luge, en réaction, fit une embardée, mais il la redressa, la maintint dans l'axe, et se jeta sur la masse noire et saillante. Il y eut un dernier instant où l'air le cingla comme des millions de fils de fer ; puis l'orme ...". Après l'accident, dont Ethan ressort indemne, Mattie reste dans le coma pendant trois jours avant de se réveiller chez Zeena qui prendra soin d'eux pendant plus de vingt ans, comme miraculeusement rétablie au moment précis où on avait besoin d'elle.

Farmstead and Sleigh in Winter, George Henry Durrie, 1863 (collection privée)
L'artiste américain (né en 1820 à Hartford, Connecticut, et mort en 1869 à New Haven) étudie avec Nathaniel Jocelyn, un graveur et portraitiste local, et s'installe à New Haven. Vers 1850, il commence à peindre des scènes de genre de la vie rurale ainsi que des paysages d'hiver qui le rendent populaire


New England Winter Scene, George Henry Durrie, 1858 (collection privée)

Un roman atypique dans la production d'Edith Wharton

L'auteur de Chez les heureux du monde et du Temps de l'innocence s'éloigne des salons bourgeois de New York pour se glisser dans la peau d'un paysan sensible et taiseux. Elle aborde ainsi divers problématiques : l'indépendance des femmes, le désir empêché, le renoncement à la passion, la maladie, le suicide et la fin de vie. Edith Wharton nous plonge dans un huis clos menacé par le déchainement des éléments naturels en hiver (le froid, le gel, la neige, la tombée de la nuit, les arbres pliés sous le vent, ...) et nous pose la question suivante : une existence diminuée, affectivement et physiquement, vaut-elle la peine d'être vécue ? Il est impossible de ne pas se laisser happer par l'intensité dramatique de cette tragédie rurale oppressante où même la mort ne veut pas des héros. Ecrit dans un style sobre, à la construction en revanche compliquée, ce roman est étonnamment contemporain car ses personnages, à la psychologie simplement esquissée, n'ont rien de désuet. Elle s'en explique ainsi dans son introduction : "Le thème de mon récit n'était pas de ceux qui permettent de nombreuses variations. Il fallait le traiter sobrement et sommairement, à la manière même dont la vie s'était toujours présentée à mes protagonistes ; en s'efforçant de rendre leurs sentiments plus élaborés et plus complexes, on trahirait forcément l'ensemble. Ils étaient, en vérité, ces personnages, mes affleurements de granit ; mais seulement à demi déterrés, et à peine plus éloquents."

La romancière prise en photo en 1907
Portrait d'Edith Wharton, née Jones, Edward Harrison May, 1881 (Academy of Arts & Letters, NYC)

***** Clin d'oeil à Un coeur simple de Gustave Flaubert *****

A écouter : 
http://www.litteratureaudio.com/livre-audio-gratuit-mp3/flaubert-gustave-un-coeur-simple.html

Félicité et son perroquet Loulou, illustration de 1913 réalisée par Auguste Leroux
pour Un coeur simple de Gustave Flaubert publié en 1877 : Mattie Silver, la domestique dont Ethan Frome s'éprend, peut nous faire penser au caractère et au dévouement de Félicité, la bonne de Madame Aubain

***** Notes *****

* La première traduction d'Ethan Frome a été réalisée par Pierre Leyris en 1984 (disponible dans la collection L'Imaginaire Gallimard). Julie Wolkenstein a également retraduit Gatsby le Magnifique de Francis Scott Fitzgerald, publié en 2011 aux éditions P.O.L sous le titre volontairement écourté de Gatsby.

mardi 1 juillet 2014

Mémoire de mes putains tristes, Gabriel Garcia Marquez











A l'occasion de la fête de la librairie indépendante, le 26 avril dernier, je voulais découvrir un roman de l'auteur colombien Gabriel Garcia Marquez (prix Nobel 1982), tout juste décédé, en dehors de ses grands chefs d'oeuvre Cent ans de solitude ou L'amour au temps du choléra. Je me suis donc procuré Mémoires de mes putains tristes, publié en 2004, qui rend hommage aux Belles endormies de Yasunari Kawabata (prix Nobel 1968).

L'histoire se passe dans les années 1950 sous le soleil d'août d'une cité Bolivienne. Le héros est un vieux misanthrope lettré et mélomane (il n'est jamais nommé), ancien professeur de grammaire espagnole et latine, qui rédige des dépêches pour le journal Diaro de La Paz. Il habite une maison coloniale où vit également sa bonne, Damiana, l'unique témoin de sa vie dissolue, pleine de misères et de coucheries avec les prostituées. Pour fêter ses 90 ans, le héros, laid et timide, souhaite s'offrir une folle nuit d'amour avec une adolescente vierge. Il fait appel à son amie Rosa Cabarcas, la patronne du bordel historique d'Enfamia La Noire ("L'Arcadie des autorités locales"), qui lui propose une jeune-fille illettrée d'à peine 14 ans. Celle-ci travaille la journée dans une usine de chemises puis s'occupe de ses frères et couche sa mère percluse de rhumatismes avant de rejoindre la maison close à partir de 22 heures pour boire un mélange de bromure et de valériane (elle a peur d'avoir mal la "première fois"). Le héros passe plusieurs nuits chastes auprès d'elle et se contente de contempler son corps nu sans l'urgence du désir ni les inconvénients de la pudeur : "On lui avait frisé les cheveux, et les ongles de ses pieds et de ses mains étaient recouverts d'un vernis incolore, mais sa peau couleur de mélasse avait un aspect rêche et abîmé. Les seins, à peine éclos, ressemblaient encore à ceux d'un petit garçon mais on les sentait gorgés d'une énergie secrète sur le point d'éclater (...) Mais ni le maquillage ni l'épilation ne parvenaient à dissimuler sa personnalité : le nez altier, les sourcils rapprochés, les lèvres ardentes. Un tendre taureau de combat, ai-je pensé." Contre toute attente, il tombe passionnément amoureux de celle qu'il baptise Delgadina : "Aujourd'hui, je sais que ce n'était pas une hallucination mais plutôt le miracle du premier amour de ma vie à quatre-vingt-dix ans". Il lui écrit des lettres d'amour à travers le billet dominical du journal ("Le sexe c'est la consolation quand l'amour ne suffit pas"), lui fait la lecture, la couvre de baisers et de cadeaux (un ventilateur, un tableau d'Orlando de Rivera*(1), une bicyclette) jusqu'à ce qu'elle disparaisse. La maison a du fermer ses portes suite au scandale du meurtre d'un important client banquier. Le héros déambule dans les rues, tombe sur les décombres du vieil hôtel de passe où, peu avant ses douze ans, une prostituée l'a initié de force aux "arts de l'amour" et comprend brutalement que Delgadina lui rappelle cette femme pour qui il avait éprouvé de la passion : "Elle m'a jeté sur un grand lit à quatre places , m'a ôté mes culottes en un tournemain magistral et a entrepris de me chevaucher, mais la terreur glacée qui inondait mon corps m'a empêché de l'honorer comme un homme. Cette nuit-là, dans mon lit, je n'ai pu dormir qu'une heure à cause de la honte de cet assaut et de l'envie de la revoir." Lorsqu'il retrouve sa belle avec l'aide de Rosa Cabarcas (le récit devient à ce moment un peu confus : comment la jeune-fille réagira-t-elle face aux déclarations d'un homme qu'elle n'a jamais vu réveillée ?), il rachète immédiatement la maison close : "C'était enfin la vraie vie, mon coeur était sauf et j'étais condamné à mourir d'amour au terme d'une agonie de plaisir un jour quelconque après ma centième année".

Ce petit conte de Gabriel Garcia Marquez sert de prétexte à l'auteur pour dénoncer la corruption des élites de l'Etat et s'amuser des réactions probables qu'il suscitera chez son lecteur. Je le soupçonne en effet d'avoir pris beaucoup de plaisir à dresser le portrait d'un homme antipathique au désir immoral (le livre n'a curieusement pas été censuré pour incitation à la pédophilie, en revanche le tournage d'une adaptation cinématographique a été empêché) et le transformer en un tendre agneau. Cette conversion, aussi radicale soit-elle, ne fait cependant pas l'impasse sur l'étape essentielle préalable à l'amour durable : affronter son être véritable pour ne plus se mentir : "Grâce à elle j'ai affronté pour la première fois mon être véritable (...) J'ai découvert que ma discipline n'est pas une vertu mais une réaction contre ma négligence; que ma générosité apparente cache ma mesquinerie, que je suis trop prudent parce que je suis malpensant, conciliateur pour ne pas succomber à mes colères rentrées, ponctuel pour qu'on ne sache pas à quel point le temps des autres m'est indifférent". A la fin du roman, cet homme aura revisité sa part obscure, prêt à s'oublier pour aller vers l'autre.

Prostituées de Mexico City, Calle Cuauhtemoctzin, Henri Cartier-Bresson, 1934


Maison de Marta Pintuco, Fernando Botero, 2001
Botero est un artiste colombien né en 1932 à Medellin. Il est l'un des rares peintres à connaître le succès de son vivant. Il est réputé pour ses personnages ronds et parfois obèses qui célèbrent la volupté et les plaisirs de la chair.

Les amants, Fernando Botero, 1973 (vente aux enchères Christie's)

***** Les Belles endormies *****

Yasunari Kawabata 


Le roman de Yasunari Kawabata, paru en 1966, nous immerge dans les pensées intimes d'Eguchi, un homme de 67 ans, qui va passer cinq nuits auprès de jeunes-filles droguées au sein d'une maison réservée aux vieillards, les clients de "tout repos", en bordure de mer. Voici le résumé de ce qui se déroule dans le secret des chambres dont le silence est rompu par le reflux incessant des vagues brisées :

I) Eguchi passe une partie de la première nuit à contempler le corps nu d'une jeune-fille de 20 ans. Troublé par la proximité de sa "chaleur juvénile", le "doux éclat" de sa peau et l'odeur agréable de ses cheveux, il prend les somnifères laissés à sa disposition sur la table de chevet afin d'oublier son impuissance (la "disgrâce de ne plus être un homme"). Il fait alors deux rêves. Le premier met en scène une femme à la beauté incomparable, aimée autrefois, dont il suce le sang qui perle autour du bouton de son sein tandis qu'un bébé, coiffé d'un bonnet de laine blanche, dort dans son dos (en est-il le père ?). Le second se déroule dans la salle d'accouchement d'une clinique où sa fille donne le jour à un enfant monstrueux qu'elle met en pièces. Malgré ces épisodes oniriques douloureux, Eguchi se réveille avec la sensation d'être enveloppé par "la douceur de l'enfance" et prend délicatement le sein de la jeune fille dans sa paume "comme si ç'avait été le sein de sa propre mère avant qu'elle l'eût porté."

II) Eguchi revient le soir même et s'expose au mépris des hôtesses qui décèlent à la fois son excitation et sa honte. Elles lui proposent une nouvelle jeune-fille "entraînée" et provocante jusque dans le sommeil. Il est attiré par ses lèvres entrouvertes peintes en rouge et par le parfum de ses épaules, de sa nuque et de ses cheveux. Il touche ses dents, soupèse ses seins opulents, regarde ses jambes fermes et élancées ainsi que ses longs doigts déliés. Puis, il la traite brutalement sous la touffeur de la couverture chauffante dans l'espoir de la réveiller mais renonce à enfreindre les interdits : "Toutefois, il fut aussitôt arrêté par le signe évident de sa virginité". Il ressent une secrète culpabilité et la prend dans ses bras. Elle lui rend alors docilement son étreinte et il s'oublie "au point de se laisser envelopper à pleine peau par une fille jeune". A ce moment précis, il se souvient des fleurs admirées lors d'un voyage avec ses trois filles alors qu'elles n'étaient pas encore mariées. La belle endormie lui rappelle la vision du "Camélia effeuillé" de Tsubaki-dera, un arbre géant vieux de quatre siècles, dans la splendeur de sa floraison, soit une véritable invitation à la vie. 

III) Huit jours après, Eguchi revient pour la troisième fois. II dort avec une petite fille "apprentie" qui lui permet de revivre intensément son passé érotique. Il pose ses lèvres sur les siennes et pense à l'hôtel de Kôbé où il avait passé une nuit torride avec une conquête de boîte de nuit, une femme mariée âgée d'une petite trentaine d'années (il avait alors déjà 64 ans) au corps mince et ferme malgré deux petits enfants. Au lever, elle avait utilisé l'expression "dormir d'un sommeil de mort" pour qualifier le repos après les ébats sexuels. Cette expression illustre parfaitement le souhait actuel d'Eguchi : mourir dans son sommeil. Quel soulagement ce serait de s'endormir pour l'éternité ! Il demande à une hôtesse s'il est possible de consommer la même drogue que les jeunes filles et "quelle serait la fantaisie la plus grande que l'on pourrait se permettre ?" (il n'obtient pas de réponse).

IV) Eguchi se couche auprès d'une fille à la poitrine et aux formes généreuses. ll aime son visage irrégulier et ingénu et son abondante chevelure tirant sur le roux. L'odeur de sa peau moite est plus dense que d'ordinaire. La neige se met à tomber.

V) Eguchi passe sa dernière nuit en compagnie d'une femme noire à la peau luisante et d'une petite "apprentie" blanche à l'allure sauvage qui porte du rouge à lèvres. Le corps nu de cette dernière est étendu dans toute son éblouissante beauté. Il a l'impression que c'est sa dernière femme, ce qui éveille non seulement le souvenir de son premier baiser (une fille à bec de lièvre) mais aussi - et surtout - de sa première femme, soit sa mère (morte quand il n'avait que 17 ans) : "En un pareil endroit, comment l'idée a-t-elle pu me venir que ma mère était ma première femme ? (...) Ce dont il pouvait se souvenir, c'était des jours d'enfance où, dans son sommeil, il cherchait les seins de sa mère jeune". Il pense ensuite à son épouse dormant seule en cette nuit d'hiver. Et puis un accident totalement inattendu survient : la femme noire meurt de façon mystérieuse (crise cardiaque ?) et sera simplement évacuée de la maison sans aucune explication (lui a-t-on administré trop de drogue ?). Le livre se clôt sur l'angoisse d'Eguchi qui redoute d'éveiller les soupçons et s'attirer des ennuis (a-t-il réellement tenté d'étrangler la prostituée comme il le fantasmait ?). Le lecteur comprend qu'il ne prendra pas le risque de revenir encore une fois. Il a fait son dernier voyage en remontant le fil de ses plus beaux souvenirs. Il est peut-être enfin prêt à "entrer dans la mort les yeux ouverts."*(2)

Le roman de Kawabata est unique en son genre car il aborde de manière insolite les voluptés qui entourent l'absence de rapport sexuel. A l'adolescence, j'avais été fascinée par ce récit bien que le trouvant légèrement pervers et trop souvent illustré par des clichés érotiques (de nombreux photographes ont été inspirés par le thème des belles endormies). A la relecture, j'y ai décelé une réflexion sur les femmes (mères, filles, amantes), la "détresse glacée de la vieillesse" et la solitude à l'approche de la mort. L'écriture de Kawabata est épurée, fluide et poétique. Elle puise ses effets dans la magnificence de la nature et le raffinement des contrastes : le sang et la neige, le chaud et le froid, la jeunesse et l'impuissance, l'amour maternel et les passions érotiques, le calme de l'hôtel et le bruit des vagues, l'odeur si différente d'un corps à l'autre. Elle repose également sur une économie de descriptions physiques - la beauté des jeunes-filles est simplement esquissée (libre au lecteur de remplir les espaces vides via son imagination) - au profit de longs passages sur la position de leurs corps. J'ai ainsi été saisie par la chorégraphie minutieuse du ballet silencieux que l'auteur inscrit dans l'espace rectangulaire du lit. Il semble manipuler ses poupées comme des marionnettes*(3) en une combinaison infinie de petits mouvements qui révèlent son obsession pour les attaches et jointures de notre anatomie (cou, bras, poignets, mains, doigts, phalanges, pieds, plis des genoux, ...). En témoigne ce passage : "Elle sortit les deux bras, posa le droit sur l'appuie-tête et sur le dos de la main appuya sa joue droite. Dans cette position, Eguchi n'en pouvait apercevoir que les doigts. Ils étaient légèrement écartés, de sorte que le petit doigt se trouvait sous le sourcil et que l'index pointait de sous les lèvres. Le pouce était caché sous le menton. Le rouge des lèvres un peu tournées vers le bas formait avec le rouge des quatre ongles longs une tache unique sur la taie blanche de l'appuie-tête".

Gabriel Garcia Marquez se démarque radicalement du récit de Kawabata en le transformant en une histoire d'amour au présent : son anti-héros revit lorsqu'il devient nonagénaire et tombe amoureux de sa Lolita des Caraïbes (il a encore toutes ses facultés sexuelles) alors qu'Eguchi "régresse" vers la fusion maternelle en faisant le deuil de toute relation sentimentale (il ne semble plus vraiment attaché à son épouse). L'auteur colombien possède également un style totalement différent du maître japonais : c'est un mélange de chaleur, de drôlerie, d'exagération et de merveilleux, en partie empruntés à l'univers haut-en-couleurs de l'art populaire mexicain, qui nous transmettent une vision plus naïve, gaie, optimiste et réconfortante de la vieillesse.

Une beauté endormie, années 1880-1890, collection d'Adolfo Farsari (1841-1898) : photographe italien établi au Japon. Son studio produisait généralement des photographies sur papier albumine sépia monochrome qui étaient colorées à la main.

Une sélection de quelques belles endormies à travers l'art :

La Muse endormie, Brancusi, 1910
- Dessin de Matisse, années 1940
Manao tupapau, Esprit des morts observant, Paul Gauguin, 1892
Jeune fille endormie, Balthus, 1943
La Sieste, Bonnard, 1900

***** Exposition cet été au Musée Bonnard (Le Cannet, Côte d'Azur ) *****

Exposition sur le rêve, le sommeil et les belles endormies à travers des oeuvres d'artistes modernes tels que Bonnard, Vuillard, Vallotton, Matisse, Picasso, Brancusi, Manguin, Van Dongen et tant d'autres

***** Notes *****

*(1) : Peintre et dessinateur connu sous le sobriquet de "Figurita". Il était membre du groupe de Barranquilla dans les années 1950 (auteurs colombiens tels que Gabriel Garcia Marquez, Alvaro Cepeda Samudio, José Félix Fuenmayor).

*(2) : "Tâchons d'entrer dans la mort les yeux ouverts" sont les derniers mots de Mémoires d'Hadrien, roman de Marguerite Yourcenar.

*(3) : L'art du théâtre de marionnettes traditionnel japonais (le bunraku) date du XVIIe siècle. Il y a un seul récitant qui chante tous les rôles et trois manipulateurs, visibles par le public, pour chaque marionnette. Ils utilisent soit la gestuelle furi, plutôt réaliste, soit la gestuelle kata, empreinte de stylisation, selon l'émotion recherchée.

Bunraku, photo de Hiroshi Sugimoto