La liseuse, Robert James Gordon (1877)

Ce site est le journal de mes découvertes au pays des merveilles des arts et des lettres.

Il est dédié à la mémoire de mon père, Pierre-Henri Carteron, régisseur de l'atelier photographique du Centre Georges Pompidou où il a travaillé de 1977 à 2001.

Un cancer de la gorge lui a ôté la voix. Les mots sont restés coincés en travers.

A ma mère qui m'a nourrie du lait de ses rêves.

"Ecrire, c'est rejoindre en silence cet amour qui manque à tout amour" (La part manquante, Christian Bobin).

jeudi 19 février 2015

Nous sommes tous des exceptions, Ahmed Dramé

"Apparemment, je suis un cas d'école. Un genre de miracle : un jeune Noir qui a grandi dans les cités du Val-de-Marne, mais qui devient acteur, scénariste et auteur. Dont l'histoire se raconte en film, dans Les Héritiers, et en livre, dans l'ouvrage que vous tenez entre les mains. Même moi, ça me surprend, je ne m'attendais pas à ce que ma vie ait le privilège d'être hors normes".

Ahmed Dramé, jeune-homme de 22 ans, ancien élève d'une classe difficile du lycée Léon Blum à Créteil, nous livre un témoignage plein d'espoir grâce à sa rencontre avec une professeur d'histoire, passionnée par son métier, et d'anciens déportés des camps de concentration. A travers son récit, il combat un à un les clichés sur la banlieue ainsi que le défaitisme et l'auto-dénigrement dont souffrent un grand nombre de jeunes en échec scolaire. Comment ne pas sombrer dans la violence, souvent initiée par la misère intellectuelle et le manque de perspectives d'avenir, lorsqu'on est de surcroît convaincu de sa propre nullité jusqu'à nier l'autre dans son altérité ? Je conseille à tous les étudiants, professeurs, artistes, amoureux de la langue française et autres philanthropes de participer à l'expérience collective proposée dans ce livre dont le véritable sujet - un voyage au coeur du respect - représente une puissante victoire sur l'antisémitisme et le racisme actuels : "J'appartiens tout autant à l'Histoire , celle de l'Homme, et, à ce titre, je suis les autres. Et nous sommes tous des exceptions."



En 2009, Ahmed Dramé remporte avec sa classe de seconde du lycée Léon Blum de Créteil le Concours national de la Résistance et de la déportation sur le thème "Les enfants et les adolescents dans  le système concentrationnaire nazi".


Une mère aimante et courageuse

Ahmed commence tout d'abord par rendre hommage au courage de sa mère qui élève seule ses enfants (il a deux soeurs) et part travailler au milieu de la nuit (puis à nouveau en fin d'après-midi). En cas de bêtises, elle ne les punit pas mais leur raconte simplement sa triste histoire : les difficultés au Mali, l'exil et l'âpreté de l'hiver en France, la mendicité, la galère pour être embauchée, les sacrifices, le mal de dos où vient se loger sa peine : "Son épuisement me fait mal, je reconnais dans cette pression sur mon coeur la culpabilité. Maman paie tous les jours en liasses de douleurs pour nous, mes soeurs et moi."

Fuir la délinquance

Ahmed admire Bakary, son demi-frère aîné, qui habite chez son père à Champigny sur Marne. Bakary est animateur en centre de loisirs, souriant, affable, serviable et respecté par les jeunes. C'est un modèle dont on tolère l'autorité de peur de le décevoir. Il sombre pourtant dans la délinquance avant d'être incarcéré pour trafic de drogue. Les lettres qu'il adresse de prison à Ahmed pour le dissuader de suivre le même chemin que lui l'affectent énormément. Le jeune garçon s'accroche aux parties de football du samedi et affectionne tout particulièrement l'acteur noir américain Denzel Washington, sorte de figure tutélaire charismatique qu'il cherche à imiter. Il intervient dès qu'il est témoin d'une injustice en classe ou dans sa cité. L'impuissance des faibles soumis au pouvoir arbitraire des forts le dégoûte.



Les Choux de Créteil sont un grand ensemble signé par Gérard Grandval à Créteil de 1969 à 1974 (10 tours rondes de 15 étages, la forme semblable à un chou-fleur en raison des balcons donne son surnom à ce quartier). 

"J'admire les urbanistes de ces années-là pour avoir imaginé recomposer la convivialité des villages dans du béton à multiples étages (...) pour s'être convaincus que les cités seraient assez radieuses, créeraient du lien, mélangeraient dans des odeurs de patchouli sur fond de papiers peints à grosses fleurs, toutes les couleurs, et que la classe moyenne qui les peupleraient s'élèverait, à la vue des barres d'immeubles, vers le ciel de la société. A la place des utopies, ils ont construits des villes enclavées aux murs difficiles à escalader. Ils nous ont posé des défis supplémentaires à relever."


Une prof passionnée

Ahmed est un élève travailleur et discret qui évite "les embrouilles" (ne rien dire impose le respect chez les autres). Cependant, malgré son sérieux, il est déclaré par les professeurs "inapte à la seconde générale". Son dossier est refusé en faveur de celui d'un élève blanc pourtant absent la moitié de l'année scolaire et titulaire d'une plus faible moyenne générale. Sa mère refuse une telle discrimination et réclame une entrevue avec le personnel enseignant pour que son fils intègre la seconde "histoire des arts" au lycée Léon-Blum. C'est cette classe d'élèves agités et odieux, désabusés, en manque de curiosité intellectuelle qu'Anne Anglès, professeur d'histoire-géographie, s'obstine à vouloir tirer vers le haut. C'est une femme forte, sévère et respectée car elle croit en ses élèves : "Son exigence avec nous, son autorité nous parvenaient comme des marques de respect. Elle réagissait, espérait toujours là où tous avaient démissionné. Elle avait littéralement "forcé notre respect". Elle refuse d'être le témoin passif de leur lente dérive vers la marge du système scolaire : "Elle prononce une phrase rarement entendue : "Moi, tout ça, ça me donne envie de vous aider." Nous n'avons jamais été aussi muets qu'à cette minute (...) Justement nous ne méritons pas d'être aidés. Nous sommes responsables de notre marasme. Nous avons consciencieusement oeuvré à le créer. Et maintenant, nous pataugeons dedans en nous éclaboussant, comme des enfants idiots. Il a suffi que notre prof principale disparaisse pour que cela soit pire, comme si nous avions profité de l'absence de notre mère."

Une classe réconciliée 

Quand Anne Anglès propose à sa classe de participer au concours national de la Résistance et de la déportation, elle y voit le moyen de confronter ses élèves à des valeurs acquises par l'expérience de la souffrance : le courage, la solidarité, la tolérance. En évoquant l'industrialisation de l'enfer, la mécanique d'extermination et les usines de la mort, elle réconcilie la classe dans la compassion : "Ca a été un choc pour nous que de prendre conscience qu'on peut décider froidement d'annihiler un peuple dans sa totalité, ses enfants, ses vieux, ses femmes, son avenir, et d'organiser cette élimination rationnellement, avec des contraintes logistiques, économiques ...". Les élèves visitent le mémorial de la Shoah ("Il y a tous ces visages qui nous regardent, nous attendent, fixes et immuables, qui attendent que nous les regardions") et constituent un dossier avec une analyse d'image, des séquences filmées, des bandes audio conservées aux archives. Ce projet leur apprend l'autonomie, mais aussi à travailler ensemble et à développer leurs capacités de réflexion comme leur vocabulaire.

La rencontre avec Léon Zyguel, rescapé d'Auschwitz

Ahmed rencontre plusieurs rescapés des camps de concentration à la préfecture du Val-de-Marne où sa mère travaille comme agent de service. Il est bouleversé par le destin de Léon. Cet ancien parisien d'origine juive polonaise qui a été arrêté à l'âge de 14 ans avec sa famille (son père, un métallo syndiqué, son frère et sa soeur) lui expose le quotidien des déportés : le tatouage du matricule, la faim, les maladies et les souffrances, les interminables marches d'un camp à l'autre, la mort des proches, la culpabilité du survivant. Il lui fait surtout cette incroyable confidence quant à la perspective d'un retour à la "vie normale" : "Je revois cette histoire dans laquelle je marche toujours, mais sous un jour glorieux. Je m'offre un mythe, je mets des mots comme des cannes pour tenir debout, vers demain (...) La fiction, c'est la meilleure distance au réel quand il est incompréhensible, bombe à fragmenter la logique, le sens. Je pose un autre paysage, de mots celui-ci, pour retrouver une direction. Une envie, si infime soit-elle, de respirer l'air de ce monde-ci quelques minutes de plus." C'est dans le souci de témoigner auprès des jeunes générations qu'il fonde le Comité Tlemcen composé d'amis de l'école primaire de la rue de Tlemcen. Ils publient ensemble des articles, posent des plaques commémoratives sur les façades de 63 écoles de l'Est Parisien et se déplacent dans les établissements scolaires : "Moi maintenant, ça me fait du bien de répéter toujours la même histoire, la mienne, celle des autres. Parce que je suis une exception d'avoir survécu, les autres aussi, de n'avoir pas survécu. Si les jeunes générations peuvent être touchées, elles sont sauvées. Si elles évaluent le risque à laisser les hommes abandonner l'humanité, le passé aussi est sauvé."

Histoire de rêver en vrai

Parallèlement à l'obtention d'un bac STG (Sciences et Technologies de la Gestion), Ahmed passe des castings (il joue un rôle dans Les Petits Princes, un film sur le football) et se consacre à l'écriture. Il reçoit un coup de pouce de Marie-Castille Mention-Schaar (scénariste, réalisatrice et productrice du film Ma première fois) pour co-écrire le scénario du film Les Héritiers grâce auquel il souhaite transmettre une sorte de morale : "Précisément parce que, au départ, je suis mal placé, pour cela, pour la morale. Mais justement j'ai compris qu'on peut toujours gagner, qu'on peut toujours sortir de la cité. Les enclaves, c'est nous qui les créons. Il suffit de les nier pour qu'elles disparaissent."




Comprendre l'histoire  

Au premier étage du Mémorial de la Shoah, Ahmed Dramé découvre l'histoire émouvante de Jesse Owens grâce à une exposition sur les Jeux olympiques de Berlin en 1936. Il s'agit du premier athlète noir à avoir acquis une notoriété à travers le monde en remportant une quadruple médaille d'or (il monte sur le podium en présence d'Hitler).

En effectuant des recherches sur les grandes figures humanistes qui ont éclairé d'autres jeunes artistes contemporains tels que le chanteur Abd Al Malik et le footballeur Lilian Thuram* (auteur de Mes étoiles noires : De Lucy à Barack Obama et Manifeste pour l'égalité), impliqués dans l'éducation contre le racisme, je suis tombée sur les incroyables autoportraits de Samuel Fosso ci-dessous. Il me semble qu'il devrait être obligatoire d'aborder à l'école la lutte des hommes qui ont contribué au rapprochement des peuples comme par exemple Ghandi, Martin Luther King, Che Guevara, René Cassin, Andreï Sakharov, Nelson Mandela, Elie Wiesel, Yasser Arafat et dernièrement Malala (militante pakistanaise de 17 ans, la plus jeune lauréate du prix Nobel de la paix).

* http://www.thuram.org/site/


African Spirits, Samuel Fosso (2008)


Les autoportraits de Samuel Fosso ont été présentés à la Maison des Arts de Créteil en 2010. Le photographe camerounais investit l'identité iconique de personnages fondamentaux des Indépendances Africaines, du Mouvement des Droits Civiques Américains ou de la culture des deux : Léopold Sédar Senghor, Keïta Seydou, Nelson Mandela, Malcom X, Aimé Césaire, Angela Davis, Tommie Smith, Muhamad Ali.